On lutte collectivement contre la précarité alimentaire

Huguette Boissonat raconte l'action d'Emplettes&Cagettes, qui lutte contre la précarité alimentaire.

Parlez-nous d'Emplettes&Cagettes : son origine, ses missions, ses projets...

Manger à sa faim, manger sainement, des produits de qualité nutritive et durable devient pour un partie de nos concitoyens un parcours du combattant. Nous avons travaillé pendant 5 années au sein d’ATD Quart-Monde avec des personnes vivant ces situations. Nos constats, nos analyses et nos propositions pour que cela change ont été consignés dans deux rapports : « Se nourrir lorsqu’on est pauvre » et « Comment se nourrir dignement et durablement avec 57 euros par mois ». Les difficultés d’accès à l’alimentation qui y sont relatées relèvent non seulement d’un problème financier mais aussi de la faible maîtrise sur son alimentation, de la gêne voire honte de ne pas être autonome pour soi et sa famille, de processus d’isolement. C’est difficile d’accéder aux produits alimentaires fruits, légumes, protéines, produits locaux et durables quand on a un porte-monnaie de la misère, il faut se contenter du discount, de qualité médiocre, ayant bien souvent un impact défavorable sur la santé et l'environnement.

Je cite souvent cette question de Marie France Zimmer à des chercheurs lorsqu’on travaillait sur ces rapports : « Vous pouvez m’expliquer pourquoi quand vous vendez des yaourts pas chers vous les vendez par douze... J’ai déjà pas les sous pour en acheter un, je ne vais pas en acheter douze pour en avoir un pas cher ! ».

Eh bien Emplettes&Cagettes s’est créé avec Marie France et toutes les personnes qui ont du mal à remplir leur frigo, on s’est dit : « On va se mettre à douze pour acheter les douze yaourts et on en aura chacun un pas cher ».

C’est ainsi qu’est né le concept de « collectif d’acheteur en précarité », il est né de ces phrases fortes que je veux citer ici, de cette volonté de « mieux se nourrir même si on connait une période de précarité alimentaire, ou si on vit dans la misère », « on se met ensemble pour acheter en gros, mieux et moins cher ». « On veut rester digne : choisir sa nourriture, la commander, la payer, participer, retrouver sa citoyenneté » « parce qu’on ne fera pas de citoyens en distribuant de la nourriture comme ça, non, il faut retrouver de la confiance, de l’envie de faire ».

L’association s’est d’abord développée sur le territoire de Terres de Lorraine dans le cadre de la démarche « de la dignité dans les assiettes » et s’est rapidement étendue à la Métropole du Grand Nancy puis sur le sud du département. Nous sommes présents aujourd’hui dans 183 villes et villages avec 1500 familles adhérentes et 38 lieux de livraison, où les adhérents s’organisent pour recueillir les commandes, préparer les cagettes et animer les temps de livraison. Ils font le choix des produits alimentaires élémentaires du catalogue, valident les prix, la temporalité des commandes, remplissent les bons, font ensuite les conditionnements, préparations des cagettes et les livraisons. Ils se définissent comme des "Acheteurs - Acteurs" !

Chaque action est suivie lors de rencontres de travail entre adhérents pour garantir l’accessibilité, la durabilité et la dignité de ce mode d’accès à une alimentation saine pour tous. Ces temps de partage permettent de dresser des constats sur ce qui est vécu, d’en faire l’analyse et de trouver les moyens à mettre en œuvre pour que les choses changent en mieux.

Emplettes & Cagettes ne touche actuellement que 4000 personnes sur le territoire alors que nous savons que 95 000 personnes de Meurthe et Moselle vivent sous le seuil de bas revenus et que le taux de pauvreté des moins de 18 ans atteint un enfant sur cinq ! Garantir une offre à celles et ceux qui déclarent l’URGENCE et la FAIM, c’est notre objectif. 

Quel est votre lien avec le Conseil départemental ?

Dès la mise en place du concept de collectif d’acheteurs, nous nous sommes tout naturellement tournés vers le Département qui a toujours été d’une grande aide, lorsque je dirigeais le département santé d’ATD Quart-Monde dans le développement de pratiques innovantes dans la lutte contre la pauvreté. Je citerai pour exemple la collaboration avec ATD Quart Monde lors de la mise en place de la carte santé, précurseur de la CMU, puis de la Complémentaire santé solidaire, le choix d’être un territoire où il n’y a plus de non recours aux droits. Très vite, la possibilité de travailler ensemble avec la chambre d’agriculture s’est imposé, d’autant qu’au Département suite au COVID, un fonds d’aide aux associations avait été mis en place pour qu’elles puissent acheter des produits locaux pour les distributions. Nous avons alors pu bénéficier des tarifs négociés pour cette action ainsi que pour la restauration collective, ce qui a de suite répondu à notre préoccupation de ne pas faire perdre d’argent aux producteurs mais qui nous ouvrent des prix de négociations d’échelle. Nous avons aussi été soutenus par les chargés territoriaux d’économie solidaire qui ont été particulièrement patients et efficaces avec nos groupes, expliquant, proposant, ouvrant des pistes.

Qu’est-ce qui vous plait le plus dans votre activité ?

Ce qui m’anime, c’est de m’émerveiller devant la capacité d’innover et de proposer des actions efficaces qu’ont les personnes qui connaissent ou ont connu ces situations de précarité alimentaire. C’est aussi de voir comme le travail ensemble (partenaires, personnes en précarité, hommes et femmes politiques, bénévoles) peut être riche et porteur de changements fondamentaux pour notre société. Cette intelligence collective est pour moi la source des transformations sociales et sociétales. Nous avons lors de la mise en œuvre de la CMU développé une méthode de travail en laboratoire d’usage à Nancy, dans le cadre du réseau précarité santé avec Mme Bayad et Mme Sibue et je suis heureuse de continuer sur ce territoire à l’utiliser pour permettre ces travaux ensemble.

Quels sont vos projets futurs ?

L’idée d’acheter ensemble pour acheter, mieux même si c’est pour les plus fragiles d’entre nous, a fait son chemin et c’est avec le soutien de l’État dans le cadre du Comité de coordination de la lutte contre la précarité alimentaire et avec le soutien du Plan alimentaire territorial que nous mettons en place une plateforme d’alimentation solidaire fondée sur le même principe :

  • les personnes en précarité alimentaire donnent leur avis sur les produits à acheter,
  • les producteurs locaux nous ont fait part de leur offre sur le territoire,
  • nous avons fait une étude des besoins des structures qui luttent contre la précarité alimentaire sur le territoire
  • et nous avons commencé en décembre les premiers achats et livraisons.

Notre toute nouvelle « plateforme d’alimentation solidaire MMT54 » est animée par un acheteur médiateur et loue les moyens logistiques (plateforme matérielle, numérique et de facturation) à Paysans Bio Lorrains à Toul. 

Nous avons aussi de nombreuses demandes de formation à notre méthode de travail en laboratoire d’usage et nous intervenons dans le département mais aussi toute la France.

Mon projet véritable, c’est que la France n’ait plus besoin de structures qui luttent contre la précarité alimentaire parce qu’elle n’existe plus et que le travail du comité de lutte contre la précarité alimentaire permette d’éradiquer cette injustice sociale à la base, et permette à chacun de manger à sa faim et dignement en protégeant sa santé.

Une anecdote ?

Je pense à ce responsable d’association d’aide alimentaire qui m’a dit : « depuis qu’on achète tes œufs (négociation de prix via Emplettes&Cagettes), j’économise 5000 euros par trimestre ! ». Comme quoi l’intelligence et le bon sens des plus fragiles peut servir aussi à ceux qui « les assistent ».